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Thibaut Tellier, historien : "Les grands ensembles n'ont jamais été le choix du cœur"

Mastodontes de béton standardisés et à bas coût, les grands ensembles construits entre les années 50 et 80 se sont rapidement transformés d’emblèmes de la modernité en symboles de la relégation… Retour en arrière en compagnie de Thibault Tellier, professeur d’histoire contemporaine à Sciences Po Rennes et spécialiste de l’histoire urbaine du XXe siècle.

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Quel était le contexte de création des grands ensembles ? 

Enclenchée au début des années 1950, la création de ce qu’on appellera plus tard les grands ensembles a été motivée par trois causes principales : les destructions de guerre d’abord, la nécessité d’accompagner le mouvement du baby-boom ensuite et enfin, la vétusté d’un parc de logements où plus de la moitié des immeubles étaient centenaires. 

Quelles étaient les caractéristiques communes de ces grands programmes immobiliers? 

La forme des grands ensembles a été dictée par la nécessité de construire vite, beaucoup et dans un budget contraint notamment par les guerres coloniales. Les mots clés : préfabrication, confort moderne, gigantisme et simplicité des plans. On trouve d’ailleurs le même type d’immeubles à Strasbourg, à Brest et à Bordeaux. On les destine tous au même public : les ménages de la « petite classe moyenne » qui vont porter la croissance économique de la France, les familles d’employés et d’ouvriers qualifiés. À l’époque, il ne s’agit pas de loger les plus pauvres!

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Le modèle a rapidement montré ses limites… Pourquoi, à votre avis? 

Il faut d’abord rappeler que les grands ensembles n’ont jamais été le choix du cœur mais bien plutôt une décision qui relevait du pis-aller, un mal nécessaire. Le modèle de référence de la société française, c’était, et c’est encore en partie, le pavillon individuel… Quant aux raisons de l’échec, elles sont multiples. La raison de l’échec des grands ensembles tient tout d’abord au manque de clarté des pouvoirs publics sur ce type d’habitat : s’agissait-il de promouvoir un nouveau type de logement, symbole de la modernité des Trente Glorieuses ou s’agissait-il au contraire d’en faire un détour contraint mais nécessaire pour les familles françaises dont le rêve était de devenir propriétaire d’un pavillon? La question n’a jamais vraiment été tranchée.

Quelle a été la réaction de l’État? 

En 1968, le ministre de l’Équipement et du Logement prend un arrêté qui contraint les organismes HLM à imposer un surloyer aux plus aisés et à faire entrer un contingent important de « mal logés » dans leur parc immobilier. Mais dans le même temps, on réduit la voilure sur l’accompagnement social. Ces évolutions convergent, la population de certains grands ensembles se paupérise et on assiste à l’arrivée massive de familles nombreuses avec beaucoup d’adolescents, dont la structure ne correspond pas aux logements proposés. Beaucoup de familles d’origine étrangère sont également passées directement du bidonville au HLM sans réel accompagnement social et sans que l’on respecte la quotité de 15 % fixée par les services de l’État. Cela accélère le départ des ménages de la classe moyenne et le désengagement des organismes HLM, enclenchant un cercle vicieux dont il est encore aujourd’hui difficile de sortir. Les immeubles peu entretenus se sont dégradés, ceux qui pouvaient en partir l’ont fait et on les a remplacés par d’encore plus pauvres. En 1973, la situation était si critique que le gouvernement a décidé de stopper net le développement des grands ensembles, moins de vingt ans après leurs débuts…

Pour aller plus loin, découvrez ci-dessous nos informations complémentaires sur les grands ensembles

L'info en plus

Située à 15 km de Paris, Sarcelles est encore une commune semi-rurale de 8000 habitants quand, en 1953, la Caisse des Dépôts acquiert 270 ha de terres agricoles situées entre deux voies de chemin de fer, à proximité des zones d’emploi de la banlieue nord et des autoroutes A1 et A16. C’est l’endroit idéal pour y construire un grand nombre de logements, selon les principes du Mouvement Moderne héritier de Le Corbusier. C’est d’abord un petit ensemble de 440 logements qui sort de terre, puis le projet est porté à 1620 unités. Ensuite, tout va très vite. En 1982, le grand ensemble dit « des Lochères » compte 12 000 logements et plus de 53 000 habitants. À la même période, les difficultés s’amoncellent. La population s’est appauvrie avec le départ des plus aisés, la crise économique se fait sentir durablement, les commerces ferment, de nombreux équipements sont à l’abandon et les réseaux de transports sous-développés. Sarcelles rejoint la liste des « quartiers sensibles ». Les premiers chantiers de réhabilitation s’engagent alors, avec peu de résultats. Il faut attendre le PNRU pour que les Sarcellois voient réellement leur cadre de vie s’améliorer, même si le déficit en commerces, en services publics et en équipements culturels demeure criant. Avec le NPNRU et le lancement conjoint d’un grand plan de réhabilitation de 50 copropriétés dégradées porté par l’ANAH, les Lochères entrent aujourd’hui dans une nouvelle période de mutation, qui se veut ambitieuse sur le plan environnemental comme sur celui de la qualité de vie.

L'info en plus

Alors que les immeubles des villes anciennes arborent pour la plupart des façades de briques ou de pierre, les grands ensembles affichent un camaïeu pâle, où le blanc domine. Parce que c’est moins cher? Oui, mais pas seulement. Le recours généralisé au blanc s’inscrit dans la tradition hygiéniste : la couleur blanche est en effet vantée pour sa capacité à réfracter les rayons du soleil que l’on croit bactéricides. Soixante ans plus tard, les bâtiments neufs ou rénovés sont encore nombreux à porter une livrée immaculée. Mais désormais c’est un autre argument qui prévaut, celui de l’albédo (pouvoir réfléchissant d'une surface).

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