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Ékoué Labitey : "Par la culture, on peut faire de la politique et apporter des réponses"
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Vous êtes né à Villiers-le-Bel, avez grandi à Élancourt (78), pour enfin déménager dans le XVIIIe arrondissement de Paris et ne jamais le quitter. Quel regard portez-vous sur ces trois lieux de vie ?
Ékoué Labitey : En effet, je suis né à Villiers-le-Bel dans le quartier du Puits-la-Marlière, principalement constitué de grands ensembles. Je n’y suis pas resté longtemps : mes parents ont déménagé à Élancourt, faisant alors partie de ce qu’on appelait les « villes nouvelles », aux habitats neufs, pensées pour améliorer les conditions de vie des habitants. J’y ai passé une enfance absolument merveilleuse ! Il y avait une attraction évidente des artistes. J’ai pu assister à de nombreux concerts, puis ça s’est atténué avec l’émergence d’Internet. Bien que je n’y habite plus depuis près de trente ans, je trouve que ça reste une ville où il y a des opportunités et une volonté de conserver un cadre de vie agréable. À 18 ans, j’avais envie de voler de mes propres ailes et de faire des études en parallèle de ma carrière musicale. Je me suis donc retrouvé dans le XVIIIe arrondissement de Paris. Pigalle, c’est l’ancrage de La Rumeur, nous y avons traîné et joué dans toutes les salles de concert.
Notre ADN, c’est de filmer des gens qui ne sont pas présents dans les films habituellement (...), qui sont aussi les héros anonymes du quotidien
Vous avez cofondé ce groupe, La Rumeur, en 1995. Comment vous êtes-vous lancé dans la musique ?
Cela remonte à l’été de mes 14 ans. C’était pendant la période où le tissu culturel de la ville d’Élancourt se dégradait, où les transports en commun pour aller à Paris étaient très coûteux, en bref, il n’y avait rien à faire. Mon besoin d’écrire est né de l’ennui. J’ai commencé, puis je n’ai plus lâché. On n’écrit jamais pour soi, on le fait avec les personnes qui sont avec nous, ça suscite des ambitions chez les uns et les autres. Et le groupe se crée. Aujourd’hui, il est composé de trois personnes : Philippe, Hamé et moi. Nous travaillons avec deux DJ.
Vous organisiez des ateliers d’écriture rap dans différentes villes de France. Pourquoi ?
Nous l’avons fait en parallèle de notre carrière musicale, pendant nos tournées, dans les infrastructures culturelles des villes. Nous étions le premier groupe de rap à le faire dans les années 2000. L’objectif était de confronter les jeunes à l’exigence de l’écriture, de leur apprendre à mieux décrire leurs ressentis, de les armer en quelque sorte. Il y avait aussi une dimension sociale. Par la culture, on peut faire de la politique et, surtout, apporter des réponses.
Continuez-vous à le faire ?
Plus maintenant. Notre démarche est au croisement de la musique et du cinéma indépendant, alors nous avons créé un dispositif qui s’appelle « Capitale risque ». À la clé, un festival est organisé pour valoriser des talents de tout âge. Nous sélectionnons cinq projets de films plus ou moins aboutis, et nous proposons des formations ainsi qu’une mise en relation avec le monde du cinéma. Le festival permet de projeter les films retenus et de leur donner un peu de visibilité.
En effet, La Rumeur n’est plus seulement un groupe de rap, c’est aussi une société de production. Comment s’est opéré ce changement ?
La Rumeur, c’est un collectif qui tend à se diversifier. Aujourd’hui, nous sommes l’un des rares groupes issus de la culture hip-hop à être aussi producteurs et réalisateurs. Nous avons construit une identité forte avec la musique, puis apporté une approche singulière avec nos clips autoproduits. Notre première fiction, "De l’encre", a été diffusée par Canal+ en 2011. Ça nous a naturellement dirigés dans ce monde extrêmement sélectif qu’est le cinéma. Ensuite, nous avons fondé notre société de production, La Rumeur filme, en 2014. Le vrai coup de projecteur a été le film avec Reda Kateb, "Les Derniers Parisiens", sorti trois ans plus tard. Ce long métrage nous a affirmés en tant que cinéastes.
Vous êtes actuellement en train de préparer votre prochain film, "Rue des Dames". De quoi va-t-il parler ?
C’est l’histoire d’une fille enceinte issue d’un environnement social pauvre qui travaille dans un salon de manucure et fait du détournement de clientèle. Elle amène ses clientes dans des soirées de footballeurs et prend « une petite pièce » au passage.
D’où vient votre inspiration ?
De ce qu’on observe tous les jours. Quand on fait un film, ça part d’un mouvement instantané. Notre ADN, c’est filmer au ras du quotidien. Filmer des gens qui ne sont pas présents dans les films habituellement, ceux qu’on n’a pas envie de voir, ceux qu’on voit à travers un prisme qui ne nous convient pas. Ce sont aussi les héros anonymes du quotidien. Quand un réalisateur prend ce parti, le résultat est une zone grise : ce n’est pas une dualité gentil/ méchant, tout noir/tout blanc ; la réalité des gens est plus complexe. C’est cela que nous voulons transmettre au public.
Quels conseils donneriez-vous aux jeunes qui veulent se lancer dans la musique ou le cinéma ?
Il n’y a pas de parcours facile. Ceux qui font la différence, ce sont ceux qui montrent qu’ils travaillent trois à quatre fois plus que la moyenne. Le public sent quand vous avez mis en œuvre beaucoup de choses et consacré des milliers d’heures de travail à votre projet. Je ne me sens pas autodidacte. J’ai appris, je me suis formé, et j’ai obtenu ce que j’ai pu. J’aimerais inciter ceux qui peuvent changer les choses à faire en sorte de créer les conditions pour permettre à tous d’accéder à la culture, car ça génère des vocations. Personnellement, c’est le rap qui m’a conduit à Sciences Po.
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